Henri Tisot
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Plus gaulliste, tu meurs !

Henri Tisot blog  Plus gaulliste, tu meurs !

L'enterrement de De Gaulle à Colombey

Copyright – De Gaulle et moi - Quelle aventure! – Éditions du Cerf
(Extrait )

L'enterrement de De Gaulle à Colombey-les Deux-Eglises.

      Le général de Gaulle est mort le 9 novembre 1970 à 19 heures 35 à Colombey-les-Deux-Eglises, mais la France et les Français n'ont appris son décès que le lendemain 10 novembre à 9 heures 06.

   Pour ce qui me concerne, le 10 novembre je devais assurer une représentation du Bourgeois Gentilhomme de Molière, à la Chaux-de- Fonds en Suisse, tout de suite après la frontière. Je devais y interpréter le rôle de Monsieur Jourdain, le rôle titre. Je me revois au petit matin du 10 novembre 1970, débouchant au volant de ma Ford Camaro vert bouteille et décapotable du parking souterrain du 30, boulevard d'Argenson à Neuilly où j'habitais à l'époque. Je ne sais pourquoi l'image de ce départ sur le coup de sept heures du matin demeure inscrite dans ma mémoire, alors que tant d'autres choses bien plus marquantes s'en sont échappées. J'étais accompagné par mon secrétaire et par un comédien de la troupe qui, dans  Le Bourgeois Gentilhomme, jouait le Maître à danser à mes côtés. Nous devions faire un raccord, c'est à dire une courte répétition de la pièce en milieu d'après-midi à la Chaux de Fonds, à près de 500 kilomètres de Paris, ce qui nécessitait ce départ aux aurores. J'avais de plus, prévu, envisagé de nombreux arrêts sur le chemin qui, de Paris, mène à la Chaux de Fonds et prévu au moins 7 à 8 heures pour parcourir ces 500 kilomètres en tenant compte de mon handicap. En effet, depuis une bonne dizaine de jours, je ne pouvais ni demeurer longtemps debout, ni m'asseoir, sans ressentir une épouvantable douleur dans le dos. J'avais consulté plusieurs médecins et j'avais pris rendez-vous pour une radiographie pour les jours qui suivaient cette représentation à la Chaux de Fonds.

   Mais, ce matin-là, à mon grand étonnement, dès que je fus installé dans mon automobile, je fus terriblement surpris de ne plus ressentir la moindre douleur lombaire. Le mal s'était envolé. La raison me sera révélée plus tard. Et de Paris à Pontarlier, soit durant 450 kilomètres, sans que j'eusse prémédité la chose, ni que je pusse en saisir sur l'heure les raisons, je ne cessais de parler des choses qui touchent à la mort et tout particulièrement de la mort quasiment le même jour, à savoir le 3 ou le 4 mars, à quelques années de distance, de gens qui comptaient énormément pour moi. Il semblait que, tout au long du parcours, j'en arrivais à faire une sorte de bilan émotionnel. Je donnai aux deux garçons qui m'accompagnaient, force détails sur la mort de Béatrix Dussane, mon professeur au Conservatoire de Paris et tout à la fois mon mentor aussi bien dans ma vie que dans mon métier de comédien. Elle nous avait quittés le 3 mars 1969. Cette date du 3 ou 4 mars m'a été fatidique durant de nombreuses années. On peut mettre cela sur le compte du hasard, pour ma part je mets tout cela sur le compte des choses qui demeurent inexpliquées. Bien avant, le 3 mars 1963, c'est mon ami d'enfance Maurice Bonnet qui me faussa compagnie. Il était né comme moi en 1937 et avait donc 26 ans quand il mourut victime d'un accident de la circulation. Le 4 mars 1968, ce fut, Marguerite, ma grand-mère, la mère de mon père, que j'aimais par-dessus tout, qui me laissa, ce qui constitua pour moi un véritable déchirement. Le 3 mars 1969, Dussane se rendit au ciel, Dussane avec qui alors que je n'avais pas encore vingt ans à l'époque du Conservatoire j'entrepris avec elle une sorte de liaison amoureuse. Dussane elle, avait alors soixante et dix ans. (Voir à la fin de l'ouvrage : Béatrix Dussane. Une histoire d'amour fou).

      Je faisais part de tout cela aux deux camarades qui m'accompagnaient le 10 novembre 1970, tandis que nous roulions vers La Chaux de Fonds en Suisse. Il semble que tout soit lié, relié par on ne sait quel hasard pour certains, par je ne sais quel miracle pour d'autres.

 Et enfin, plus tard, je ne le savais pas encore puisque nous étions le 9 novembre 1970, le 4 mars 1971, ce serait le tour de mon manager Jean-Louis Marlotte qui m'a accompagné durant ma carrière d'imitateur du général de Gaulle pendant près de 10 ans. Et de toutes ces « coïncidences abusives » selon l'expression de Louis Pauwels, à l'exception de la dernière concernant Marlotte, je m'entretenais avec mes compagnons de voyage, jusqu'au moment où, vers midi, à l'arrêt d'un feu rouge à un carrefour de Pontarlier, je tournais le bouton de la radio de mon automobile et tandis que l'antenne électrique comme en possédaient les voitures à l'époque, se dépliait vers le ciel, j'entendis : « …néral de Gaulle est mort, hier soir… à Colombey-les-Deux-Eglises. »

    Je n'eus que le temps de démarrer, puis de jeter ma voiture sur le rebord de la route tout de suite après le carrefour, et éclatai en sanglots, ayant véritablement conscience que je me trouvais ici à un carrefour de ma vie bien plus qu'à celui de Pontarlier.

   Le soir, je jouai tant bien que mal le rôle de Monsieur Jourdain après avoir expliqué au public suisse qu'ayant endossé 10 ans durant la peau du général de Gaulle, il m'était tout particulièrement pénible ce soir-là de tenter de le faire rire alors que j'avais le cœur en bandoulière.

   Je fais remarquer au passage que Colombey-les-Deux-Eglises se trouve à mi-chemin sur le parcours que je venais d'accomplir entre Paris et la Chaux de Fonds. Chaumont, tout près de Colombey se trouve à 264 kilomètres de Paris et Pontarlier à 448 kilomètres.

    Le hasard, ce hasard qui a si bon dos aux yeux des imbéciles, avait agi de telle sorte que le 10 novembre je fusse amené à jouer à la frontière suisse. J'aurais pu tout aussi bien être engagé pour jouer à Bordeaux, Marseille, Lyon ou Brest. Non, le hasard avait agi de telle sorte que je me trouvasse le 10 novembre 1970 sur la route de Colombey.

   L'enterrement du Général, je l'appris par la presse, devait avoir lieu à Colombey, le 12 novembre après-midi. M'y serais-je rendu depuis Paris ? Sans doute pas. J'aurais eu peur que l'on me taxât de cabotinage ou bien d'aller faire le beau aux obsèques de celui dans la peau duquel j'étais entré pendant plus de dix ans. Mais comme je me trouvais à seulement 200 kilomètres de Colombey, l'idée de ne pas m'y rendre, bien qu'elle m'eût effleurée, me parut inenvisageable. Je passais donc le 11 novembre à la Chaux de Fonds. Je convins de me rendre à Colombey par Chaumont le lendemain. Je me disais, étant donné l'affluence des Français prévue et attendue, que je ne parviendrais sûrement pas jusqu'au village et je décidai de m'arrêter sur le bord de la route qui conduisait à Colombey, là où l'affluence m'obligerait à stopper. J'envisageais donc d'écouter à la radio depuis ma voiture la transmission des obsèques, puisque le Général avait spécifié dans son testament qu'il faisait la part belle au peuple et pas aux officiels : « Les hommes et les femmes de France et d'autres pays pourront, s'ils le désirent, faire à ma mémoire l'hommage d'accompagner mon corps jusqu'à sa dernière demeure. Mais c'est dans le silence que je souhaite qu'il y soit conduit. »

   

   Et voilà qu'à environ un kilomètre ou deux de Colombey, un barrage de gendarmerie arrête pour les faire se ranger sur le bas côté de la route, les automobiles qui arrivaient. Moi, je suivais sans le savoir et m'en être véritablement rendu compte une voiture officielle, et comme les gendarmes, à grands coups de sifflets dégagent subrepticement la route pour frayer un passage à la voiture officielle, voilà que dans la foulée si je puis dire, ils me forcent, à coups de sifflet intempestif de faire corps avec elle. J'obtempère et je suis la voiture officielle avec qui je n'avais rien à voir, tout en me demandant pourquoi on m'avait obligé à me coller à elle. Mon automobile sport, verte, décapotable, ne pouvait pas laisser supposer qu'elle transportât une personnalité. Me voilà parvenu à l'entrée de Colombey avec toujours mes deux compagnons. Le parking semblait totalement saturé à l'entrée du village. Je m'y enfournai cependant et glissai ma voiture dans le seul espace étroit qui restait mais dans lequel elle se faufila. A se demander si l'on ne m'avait pas réservé ma place.

   Et à partir de ce moment-là, tout devint fou, surnaturel, inimaginable, impensable, inracontable. Comment ne pas me taxer de mythomanie après tout ce que je vais dire ?

    J'étais dans une sorte d'état second. J'ai, en mémoire, comme photographiée, l'entrée du village de Colombey à quelque 500 mètres, là-bas, plus loin. Elle était noire de monde. Comme bouchée, bloquée, fermée.

   Je dis avec autorité à mes deux acolytes : « Suivez-moi ! » Ce qu'ils firent. Je m'engage alors dans les champs comme si j'étais déjà passé par-là et que je connaissais le chemin. Les grillages se trouvaient comme par enchantement, sectionnés, afin de faciliter notre passage. D'autres avaient dû nous précéder. J'avais tout à fait conscience d'être guidé, téléguidé serait plus juste. Je garde en mémoire un mur sur lequel des gens étaient perchés et qui me reconnaissant, me témoignèrent par l'expression de leurs visages et de leurs yeux, une sorte de compassion comme s'ils avaient affaire à travers ma pauvre personne à quelqu'un de la famille De Gaulle forcément plus atteinte que tous les autres Français. Nous grimpâmes la rue qui aboutit à la grande place de Colombey, sur laquelle débouche plus loin à gauche l'entrée de l'église qui demeurait invisible à nos yeux depuis cette sorte d'avant place que nous venions d'atteindre. Enfin, je parviens derrière un compagnon de la Libération que je reconnais à ses décorations et je m'entends dire en moi-même: « Là, mon vieux, tu n'as plus le droit d'aller plus loin ! ». Je m'arrête donc. Je me retourne afin de jauger tout le chemin parcouru et à ma grande stupeur, je constate que la rue derrière moi est noire d'une foule compacte. J'en viens à me demander si l'on ne m'a pas soulevé comme une chienne qui prend par le cou son chiot qu'elle transbahute dans sa gueule et j'en conclus que cette chienne imaginaire m'a déposé là où je me trouve. Comment aurait-il pu en être autrement ? Comment de mon propre chef aurais-je pu parvenir jusqu'ici ? Cela demeurera toujours pour moi un point d'interrogation toujours posé et sans réponse satisfaisante.

     Et là, à la place où je me trouve et où je suis bien obligé d'admettre  que l'on m'a déposé, transporté en quelque sorte, l'émotion est à son paroxysme. Par instants, on entend un râle immense. On se retourne pour constater d'où vient le bruit inopportun et on constate qu'une quinzaine de personnes qui s'étaient perchées sur un mur de jardin, viennent d'en tomber. Toutes ensemble. Pourquoi ? Je ne me pose plus de questions. Puis succède un silence pesant comme si la foule s'était arrêtée de respirer. Personne ne parle. Beaucoup pleurent.

   Le ciel à présent est devenu bleu, blanc, rouge. Je me dis que je me l'imagine, que je suis en train de devenir fou. J'envisage d'éclater en sanglots devant tout le monde. Mais j'entends déjà, comme lorsque j'étais jeune, la réflexion de mes parents : « Quand tu auras fini de faire ton intéressant ! » Il y a des journalistes parsemés un peu partout et je devine que l'on ne manquerait pas de dire si je craquais : « C'est Tisot qui fait son cirque ! » L'amiral Philippe de Gaulle fait allusion dans son livre De Gaulle mon père, à tous ceux qui ont assisté aux obsèques du Général : « Ils gardent sûrement un souvenir indélébile de cette journée du 12 novembre 1970. » Rien n'est plus vrai pour ce qui me concerne. C'est de ce souvenir indélébile que je vous fais part. Si c'est Dieu qui m'a conduit à Colombey ce jour-là, c'est pour que j'en témoigne, comme les apôtres qui, ayant eu la grâce de côtoyer Jésus, se devaient de raconter, consigner dans leurs Evangiles respectifs ce qu'ils avaient de leurs yeux vu et de leurs oreilles entendu.

    A la fenêtre d'une maison de la place où je me trouve, je reconnais Michel Droit. Je me dis en moi-même : « Ne te fais aucun souci Henri, lorsque tu ne pourras plus contenir ton émotion, tu le regarderas, il te verra, et il te fera signe de le rejoindre. » Et tout s'est passé ainsi.

    A présent le canon tonne. C'est l'engin blindé, l'automitrailleuse que, sur les conseils de Madame de Gaulle, le général de Boissieu a demandé au 5e régiment de hussards basé en Champagne d'amener à Colombey. Il s'agit d'un engin blindé de reconnaissance (EBR) dont la tourelle a été enlevée pour pouvoir y charger le cercueil de De Gaulle qui vient de quitter La Boisserie. Madame de Gaulle avait dit selon son fils Philippe qui transcrit ses paroles dans son ouvrage: « Le général a tant fait pour les chars, qu'il ne peut être transporté que sur l'un d'eux jusqu'à sa dernière demeure. » C'est comme un roulement de tambour. A cet instant, dans l'insupportable silence, j'imagine la lourde prière qui s'exhale de la foule, comme un cri qui traduit une sorte d'impossibilité à tout porter d'un coup. De Gaulle est trop lourd. Il faut l'abandonner. Nous sommes trop petits par rapport à lui. Dieu a préjugé de nos forces. Cette croix de Lorraine, Il savait que nous, nous ne pourrions pas nous en charger. Lui seul, De Gaulle, avait assez de force, de foi, de conviction pour s'en rendre responsable. Il s'appuyait sur elle et ça le maintenait debout. Nous, elle nous accable parce que nous n'en sommes pas dignes. Il était le seul à pouvoir maintenir à bras-le-corps la grandeur de la France. Nous, elle nous écrase.

    Pourtant, petits que nous sommes, suivant les dernières volontés du Général, nous étions seuls admis à ses côtés. Malraux l'a magnifiquement traduit dans son livre paru en 1971, « Les Chênes qu'on abat… » (NRF – Gallimard) : « Ici, dans la foule, derrière les fusiliers marins qui présentent les armes, une paysanne en châle noir, comme celles de nos maquis de Corrèze, hurle : 'Pourquoi est-ce qu'on ne me laisse pas passer ! Il a dit : tout le monde ! Il a dit : tout le monde !' Je pose la main sur l'épaule du marin : 'Vous devriez la laisser passer, ça ferait plaisir au général : elle parle comme la France.' Il pivote sans un mot et sans que ses bras bougent, semble présenter les armes à la France misérable et fidèle – et la femme se hâte en claudiquant vers l'église, devant le grondement du char qui porte le cercueil. »

   Je regarde Michel Droit. Comme je l'avais prévu, nos regards se croisent. Instantanément, il me fait signe de le rejoindre. Ce que je fais. Comme s'il s'était agi d'un ballet, la foule s'écarte pour me frayer un chemin et comme s'il était normal que je dusse l'abandonner, mon statut d'imitateur du général de Gaulle semblant me donner aux yeux des Françaises et des Français une sorte de privilège.

   J'arrive devant la porte de la maison sise sur la place de Colombey. Un général coiffé de son képi m'accueille. Il est gros et petit comme moi. Habillé en général je pourrais être son sosie. Il me dit : « Venez ! Votre place est parmi nous. » Je le suis, on monte au premier étage dans une grande pièce dont les fenêtres dominent la place. Depuis une de celles qui se trouvent sur le côté à droite, les habitants de la maison surveillent l'église, seulement visible de cette fenêtre, attendant que le cercueil arrive. Le cercueil on le voit à la télévision qui avance, posé sur le char et recouvert du drapeau bleu, blanc, rouge. La France recouvre De Gaulle. On voit bien mieux et beaucoup plus le déroulement de la cérémonie à la télévision que dans la réalité. C'est dérisoire et paradoxal. Michel Droit m'embrasse. On est tous comme hagards. On ne sait pas vraiment ce que l'on dit. La table de la cuisine ou de cette salle à manger rustique a été mise de côté pour que l'on puisse circuler dans la pièce. Tout à coup, une vieille dame, une paysanne, sans doute celle qui habite où nous nous trouvons et qui nous accueille dans sa cuisine, la vieille dame donc, quitte la fenêtre qui donne du côté de l'église où doit parvenir incessamment le cercueil, avance vers moi, me prend par la main, me conduit à la fenêtre, m'y pousse et me dit le plus simplement du monde : « Prenez ma place ! Vous, vous devez le voir. »

    Je m'exécute, et effectivement, je vois… ce long cercueil bleu, blanc, rouge, pénétrer, être englouti par l'église tout entière. C'est un acte d'amour, un acte sexuel, on ne peut pas ne pas y penser. C'est l'Eglise ensemencée par la France. La France qui pénètre l'Eglise. Et après cela, 35 ans plus tard on osera contester les racines chrétiennes de l'Europe. Honte à ceux qui en sont les artisans ! Tout sera pardonné disent nos Evangiles, mais pas le péché contre l'Esprit. Il faut se souvenir. Le philosophe Paul Ricoeur dit que « nous n'avons d'autre accès au passé que des traces ». Le président Mitterrand dira plus tard et avec justesse : « Un peuple qui perd sa mémoire perd son identité ». Et c'est véritablement à cause de cela que je me suis insurgé contre la non reconnaissance des racines chrétiennes de l'Europe telles que semblait les ignorer le texte de la nouvelle Constitution européenne qui nous a été proposé et que continue à les ignorer le nouveau traité soi disant simplifié proposé par le Président Sarkozy. Pour ma part et paradoxalement, je ne mets pas obligatoirement en exergue les racines chrétiennes de l'Europe pour leur gloire, mais pour les vilipender à l'occasion, même si cela peut paraître retors. Veut-on que l'Inquisition espagnole recommence ? Que l'on assiste à une nouvelle Saint-Barthélemy ? Et je ne parle pas des racines chrétiennes de l'Allemagne nazie. Veut-on que la Shoah que Paul Ricoeur désigne comme le mal absolu assassine à nouveau 6 millions de juifs ? En effet, comment faire fi d'hier, si l'on ne veut pas que les mêmes choses recommencent demain ? Aussi, c'est en tant que catholique chrétien que je crie haut et fort que si les racines chrétiennes de la France ont eu du bon, il ne faut pas omettre qu'elles ont eu aussi du mauvais au fil des siècles. Et c'est bien pour que l'on s'en souvienne qu'il fallait impérativement que la nouvelle Constitution européenne rappelle les racines chrétiennes de l'Europe. Doit-on faire fi de nos propres erreurs ?

    Il devait être près de 17 heures quand je me retrouvais avec mes compagnons dans la rue principale de Colombey. J'avoue ne plus savoir très bien ce qui s'est réellement passé après avoir gagné l'extérieur. La foule, à droite, gonflait le rang de ceux qui attendaient pour se recueillir sur la tombe du Général, d'autres dont j'allais faire partie, découragés par la trop longue file qui avançait lentement, descendaient à gauche pour gagner le parking. Sur le passage se trouvait dressée une tente de la Croix Rouge. Je décidai de demander un cachet d'aspirine. A l'intérieur, sur un grand nombre de brancards gisaient des hommes, des femmes imposantes pour la plupart, comme si l'embonpoint avait été cause de leurs chutes au sol car il s'agissait de personnes qui s'étaient évanouies au cours de la cérémonie. Tous avaient les yeux exorbités et semblaient se demander pourquoi on les avait posés là. Ils étaient totalement immobiles, comme paralysés. Seuls leurs yeux qui semblaient globuleux, exprimaient leur étonnement. Cette cinquantaine de personnes qui se trouvaient allongées près du sol semblait témoigner du fait que: « C'était quelque chose cette journée ! Cela a été éprouvant, mais comme c'était bien d'y avoir participé.»

    Je pensais irrésistiblement à la foule qui a accompagné Louis XVI jusqu'à la place où on l'a guillotiné, de même Marie-Antoinette, et plus tard, la foule qui a salué le cercueil de Napoléon qui gagnait les Invalides. Nous sommes un drôle de peuple. On est capable du meilleur comme du pire. Mais même dans les pires moments on demeure unanime, unanime dans la joie, unanime dans la peine. Il n'en demeure pas moins, que, si l'on veut nous suivre, cela s'avère difficultueux pour qui n'est pas prévenu que nous sommes des Français. Il ne faut pas toujours chercher à nous comprendre.

   Pendant ce temps, à La Boisserie, on pouvait entendre des paroles que nul n'aurait pu soupçonner si un homme tel que Alain Peyrefitte ne les avait consignées pour notre gouverne dans son livre « C'était de Gaulle » ( Editions de Fallois-Fayard). Ce livre me fut adressé après le décès d'Alain Peyrefitte avec une carte l'accompagnant et qui m'émut :

 « Alain Peyrefitte a souhaité que vous soit adressé ce dernier tome de 'C'était de Gaulle', qu'il aurait aimé pouvoir vous dédicacer. »

   La toute fin de ce dernier tome est bouleversante. Elle ne s'effacera jamais de ma mémoire. Cela se passe à la sortie du cimetière, Jacques Vendroux dit à Alain Peyrefitte : « Venez avec nous à la Boisserie. Je ne peux pas faire venir tous les compagnons de la Libération, mais je suis sûr que ma sœur sera heureuse de vous voir, et ses enfants aussi. […] On ne pourra sans doute jamais le démontrer, mais j'ai l'intime conviction que le chagrin a eu raison de lui. Cet anévrisme, il l'avait depuis toujours. Ca tenait bon tant qu'il était porté par sa tâche, quand il savait que les Français comptaient sur lui. Quand il a vu qu'ils le rejetaient, il ne l'a pas supporté. Le professeur… (je n'ai pas retenu le nom) me le disait ce matin : 'C'est une mort psychosomatique. Une petite malformation dont son organisme s'accommodait très bien, il a fini par ne plus la supporter quand ce chagrin lancinant l'a envahi.'. »

    Pour ma part, quelque temps après la mort du Général, j'avais appris que ses dernières paroles avaient été « Oh ! mon dos. » Ce qui me fut confirmé par les écrits de l'amiral Philippe de Gaulle dans son ouvrage  De Gaulle, mon père. Le Général était en train, comme à son habitude à cette heure du soir, de faire une réussite quand Madame De Gaulle l'entendit dire : « 'Oh ! j'ai mal, là, dans mon dos.' Il est un peu plus de 19 heures, peut-être passées de deux ou trois minutes. »

    J'ai signalé qu'une dizaine de jours avant le départ du général de Gaulle au ciel, je ne pouvais ni me maintenir longtemps debout ni demeurer assis. Une douleur lancinante dans le dos m'obligeait à changer de position pour finalement en désespoir de cause, m'allonger, n'y tenant plus.

   J'ai aussi signalé que le matin du 10 novembre 1970, alors que je prenais le volant de ma voiture, cette douleur avait totalement disparu. Inutile de dire qu'à ce moment-là je n'étais pas au courant de la mort du Général, ni des mots qu'il avait prononcés et qui concernait sa douleur dans le dos. Le professeur qui le soignait a parlé d'une mort psychosomatique. Oui, le Général « en avait plein le dos de nous autres les Français qui l'avions désavoué alors qu'il nous avait tant de fois sauvé la mise si je puis dire ». J'ai honte véritablement de nous tous et de moi-même tout autant. Nous sommes ainsi !

   Cette douleur dans le dos que j'avais ressentie, était en quelque sorte l'expression du pressentiment de la mort du Général. Il semble ici que son humble imitateur ait été prévenu le premier. On peut rire. Plus rien ne me dérange. Comme lui ! Alain Peyrefitte poursuit son récit. C'est poignant ô combien ! : « On entrouvre pour nous la grille de la Boisserie, dont avait surgi, une heure plus tôt, l'engin blindé de reconnaissance portant le cercueil recouvert d'un simple drapeau tricolore. Mme de Gaulle et ses enfants sont déjà arrivés, ramenés en voiture.

  Dans la salle de séjour de la Boisserie, il y a encore les tréteaux sur lesquels reposait le cercueil. Alentour, comme si le Général était toujours là, Mme de Gaulle, Philippe et sa femme, Elisabeth et son mari, restent figés dans le silence. Mme de Gaulle me dit simplement : 'Il vous aimait bien, il m'a parlé de vous l'autre jour, il venait de recevoir votre lettre.' La lettre par laquelle je le remerciais des Mémoires d'espoir qu'il m'avait offerts. Je m'efface devant l'évêque de Langres qui prend congé.

 Mme de Gaulle fait un pas vers moi : 'Il a été miné par le chagrin, me dit-elle. Vous n'imaginez pas à quel point il a souffert.' Je proteste qu'il ne pouvait pas trouver plus belle fin ; que les Français commençaient à se repentir de leur vote; que la légende de cet homme, si contesté de son vivant à cause des décisions courageuses qu'il avait dû prendre, prenait déjà son essor. Rien n'y fait. Elle s'obstine à répéter : 'Il a tant souffert. Cette mort est pour lui une délivrance.'

   Le capitaine de vaisseau Philippe de Gaulle me dit des mots amicaux : 'Il vous aimait bien. Il appréciait la façon dont vous traduisiez sa pensée.'

   Il ne faut pas que je m'incruste. Je retiens mes larmes jusqu'au seuil de la maison. »

  

    Fallait-il que le Général ait souffert pour que sa femme qui l'adorait ose dire que sa mort avait été une délivrance. Ces mots me font saigner qui révèlent la souffrance endurée par le Général.

   Yvonne Vendroux a épousé Charles de Gaulle à Calais le 21 avril 1921. En novembre 1970, cela faisait 49 ans et demi. Ils allaient donc fêter leurs noces d'or six mois plus tard si le Général avait survécu. Cette femme que nous les Français dénommions « Tante Yvonne », le lendemain de la mort de son mari, aura la présence d'esprit de faire brûler tous les vêtements du Général afin qu'ils ne soient pas comme le chapeau de Napoléon un objet de culte. C'est Philippe de Gaulle qui le dit dans son livre, qui est un long témoignage de ce qu'est une famille française digne de ce nom : « On n'avait pas l'habitude chez nous de conserver les effets d'un mort. Ce qui était en bon état on le donnait aux œuvres de charité. Mais elle a préféré tout détruire par le feu. Elle craignait que l'on en fasse des reliques. […] Tout ce qui avait pu appartenir à mon père a été réduit en cendres après avoir été jeté dans l'incinérateur qui se trouvait dans le jardin, près du poulailler. De plus petites choses ont fini dans la cuisinière. »

 « Tante Yvonne » a dit un jour en présence de son mari: « C'est toujours la femme qui reste la dernière pour pouvoir veiller sur son mari jusqu'au bout. » Le Général a ajouté : « La femme est la permanence de l'humanité. A la guerre, la principale victime n'est pas l'homme qui est tué, mais la femme, car elle demeure. »

   Ces paroles corroborent le destin de ma propre famille puisque ma grand'mère du côté maternel, Clotilde Vincent, née Trémellat, mourut le 1er juin 1922, minée par le chagrin  après la disparition de son frère Louis Trémellat à Bidestroff le 20 août 1914 qui a été tué à peine arrivé sur le front, tout juste après la déclaration de guerre, le 11 août 1914. L'année suivante, ce sera  son mari, Henri Vincent, mon grand-père, dont je porte le prénom, mort pour la France le 26 septembre 1915 à Souchez dans le Pas de Calais. Le n° 3790 du 3 octobre 1915 de la revue L'Illustration, relate « La bataille de Souchez ». L'attaque fut donnée le 25 septembre 1915, mon grand mourut le 26. Henri Barbusse relate qu'il n'y avait même plus trace de rue dans le village de Souchez où des soldats de 15 nations y perdirent la vie. On a compté lors du déroulement de la guerre de 14-18, « la der des ders » comme on l'a appelée, 9 000 morts par jour en moyenne dans les rangs français pendant quatre ans. Pauvre France !

   Pour regagner Paris depuis Colombey, il suffisait de se glisser dans la file de voitures qui se suivaient les unes les autres. Cela allait ressembler à un long et interminable défilé et à mesure que la nuit tombait, les lumières des phares allaient transformer ce long convoi en une sorte de pèlerinage, les phares faisant office de cierges. Et en klaxonnant, des voitures officielles doublaient la longue file pour s'en exclure et cela me faisait penser à une sorte de trahison. En quittant la longue file, on lâchait le peuple, on n'en faisait plus partie.

   André Malraux dit, quittant « le parc de La Boisserie funèbre » : « Maintenant, le dernier grand homme qu'ait hanté la France est seul avec elle : agonie, transfiguration ou chimère. La nuit tombe – la nuit qui ne connaît pas l'Histoire. »

    Autant j'avais été loquace à l'aller, autant je demeurais muet au retour.

   Il devait être 1 heure du matin quand nous gagnâmes Paris.

 Je remontais les Champs-Élysées en vue de rejoindre Neuilly par l'avenue de la Grande Armée dont le prolongement allait devenir l'avenue Charles de Gaulle. De même, la place de l'Etoile où nous parvenions enfin allait être rebaptisée place Charles-de-Gaulle. Le spectacle qui s'offrait à nous est inoubliable. Je l'emporterai au ciel si j'y ai droit.

   La place demeurait illuminée. La flamme sur la tombe du soldat inconnu s'élevait vers le ciel et pouvait s'apercevoir au passage comme pour rendre hommage en cette fortuite occasion, non pas au soldat inconnu mais à un des soldats les plus connus de France. Cà et là, des hommes et des femmes étaient dispersés sur le pourtour de la place. On sentait qu'ils ne pouvaient pas s'exclure à l'inverse des voitures officielles qui, durant le parcours, avaient déserté le chapelet de voitures.

    La place de l'Etoile était jonchée de fleurs. C'était comme un tapis multicolore. Malraux, lui, parle de « marguerites ruisselantes de pluie ». J'étais malheureux de devoir écraser sous les pneus de mon automobile toutes ces fleurs qui avaient dû faire partie d'une multitude non pas de gerbes mais plus humblement de petits bouquets. L'hommage des petits là aussi. C'est tout ce qu'il avait souhaité. Les grands s'étaient rassemblés le matin autour du président Pompidou à Notre-Dame de Paris. Tous les grands du monde entier avaient fait le déplacement dès que le président Pompidou avait déclaré à la télévision : « Le général de Gaulle est mort. La France est veuve. »

   Sur cette place de l'Etoile, j'ai arrêté ma voiture avant de descendre l'avenue de la Grande-Armée. Moi non plus, je ne pouvais me résoudre à m'exclure. C'était… c'était comme la fin d'un bal. Je ne pouvais m'empêcher de comparer les fleurs à des confettis qui s'étaient trouvés piétinés au sol par la foule. Oui, c'était comme la fin d'un grand bal qui avait eu lieu ici. J'aurais pu, l'imagination aidant, entendre une Marseillaise jouée au ralenti sur un phonographe dont la musique du disque 78 tours déraille avant que l'on ne rattrape le coup en remontant le mécanisme avec la manivelle. Le président Giscard d'Estaing, au début de son septennat, aura l'idée saugrenue de la faire interpréter de cette manière. Ce n



09/12/2009
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